Il est toujours délicat
de tenter de résumer Victor Hugo. Romancier, poète, polémiste, Hugo s’est
imposé dans le paysage littéraire français de son époque du fait de son talent,
c’est indéniable, mais également de la masse de travail abattue. Hugo est grand
car Hugo écrit énormément, écrit sur tout et passe les décennies en changeant
de visage.
Le Hugo romantique de Ruy Blas n’est plus le Hugo polémique de
Napoléon le petit et pas encore celui
des grandes fresques sociales comme Les
Misérables. Le Hugo dont je veux vous parler aujourd’hui est proche du Hugo
de Valjean et Cosette.
Dans L’Homme qui rit, le romancier s’essaie
un peu à la peinture réaliste de la société anglaise de la fin du XVIIème,
début XVIIIème. Mais là n’est pas l’unique but d’Hugo. Hugo n’est pas Zola, il
ne compile pas ni ne traîne dans les rues de la Goutte d’Or pour retranscrire l’odeur
du peuple dans ses romans, Hugo est un éternel romantique, plus amoureux du
lyrisme que de l’exactitude des sciences.
Du coup, quand Hugo
parle du peuple, il ne cherche pas comme Zola à expliquer scientifiquement les
conséquences par des causes (le fameux déterminisme qui repose sur l’hérédité
et le milieu que Zola détaille dans Le
Docteur Pascal) mais à s’emporter contre des conséquences qu’il observe et
déplore. Hugo reste un sentimental, sa vision est toujours un peu grossière
mais elle est sincère, naïve mais sincère.
Si Zola raillait Hugo
dans Le Roman expérimental, il ne
faudrait pas jeter trop rapidement la critique politique d’Hugo. En effet, la
force du romancier, c’est son emphase. Sa capacité à atteindre par ses mots la
grandiloquence. Le discours de Gwynplaine à la chambre des Lords à la fin du
roman L’Homme qui rit symbolise
parfaitement son goût pour les envolées lyriques, l’alliance du cri de révolte
et de sa poésie, parfois jugée ampoulée par certains.
Gwynplaine, orphelin
dont le visage a été mutilé (un sourire permanent trône sur son visage) apprend
après avoir vagabondé tout en jouant dans une troupe itinérante qu’il est un
noble. Accédant au trône en Angleterre, il s’élance à la chambre des Lords dans
une défense du peuple, une attaque frontale des hommes politiques qui lui font
face (imbus d’eux-mêmes, inefficaces) et une dénonciation de la misère.

La sincérité d’Hugo est
sa force même si son discours ne se veut pas technique ni rigoureux. C’est un
cri. Un cri que l’on pourrait renouveler tant ces Lords que Gwynplaine tance
font penser à nos ventripotents français ou européens. Ces députés européens
qui pointent le matin pour toucher leur enveloppe avant de
repartir aussi sec se soucient-ils encore du peuple ? Nos députés français
qui veulent réformer les régimes spéciaux, toujours à cause de cette
sacro-sainte crise et dette nationale, mais jamais en appliquant la rigueur à
leur régime font-il encore corps avec le peule qu’ils représentent ?
Encore aujourd’hui, il y a de quoi être en colère, à cette époque où la rigueur
sévit et détruit, à l’heure où la Grèce en arrive à vendre ses îles, ses ports,
à baisser le salaire de ses fonctionnaires. Hugo écrirait probablement, s’il
était encore de notre monde, de vibrants plaidoyers pour défendre le peuple.
« - Alors,
cria-t-il, vous insultez la misère. Silence, pairs d’Angleterre ! juges,
écoutez la plaidoirie. Oh ! je vous en conjure, ayez pitié ! Pitié
pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C’est vous. Est-ce
que vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu’il y a dans un
plateau votre puissance et dans l’autre votre responsabilité ? Dieu vous
pèse. Oh ! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu,
c’est le tremblement de la conscience. Vous n’êtes pas méchants. Vous êtes des
hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux,
soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité.
Nous nous valons tous. Je m’adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ;
je m’adresse aux intelligences élevées, il y en a ; je m’adresse aux âmes
généreuses, il y en a. Vous êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent
attendris. Celui de vous qui a regardé ce matin le réveil de son petit enfant
est bon. Les cœurs sont les mêmes. L’humanité n’est pas autre chose qu’un cœur.
Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés, il n’y a de différence que
l’endroit où ils sont situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n’est pas
votre faute. C’est la faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en
surplombs. Un étage accable l’autre. Ecoutez-moi, je vais vous dire. Oh !
puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands,
soyez doux. Si vous saviez ce que j’ai vu ! Hélas ! en bas, quel
tourment ! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui sont des
innocents ! Le jour manque, l’air manque, la vertu manque ; on n’espère
pas ; et, ce qui est redoutable, on attend. Rendez-vous compte de ces
détresses. Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles
qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par
la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle
un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l’esprit. Pas
plus tard qu’hier, moi qui suis ici, j’ai vu un homme enchaîné et nu, avec des
pierres sur le ventre, expirer dans la torture. Savez-vous cela ? non. Si
vous saviez-ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux. »
L’Homme
qui rit, Victor Hugo