Après la publication du premier chapitre, "Prise de conscience", voici le second chapitre du roman Le Goût de rien, en cours d'écriture. Son nom "Début de stage".
Les
fonctionnaires sont un petit peu comme les livres d'une bibliothèque. Ce sont
les plus hauts placés qui servent le moins.
Paul Masson
Chapitre
II - Début de stage
Le plus dur dans le stage, c’est l’avant. Avec son système bureaucratique
post-soviétique, l’administration de nos chères universités a de quoi rendre
fou. Se frotter un peu au monde du travail, deux/trois mois, à peine, nécessite
déjà une débauche d’énergie assez incroyable.
Demande de convention, remplissage, signature
du professeur référent, trouver une entreprise, soumettre la feuille signée,
décrocher un accord écrit, retour à la case départ, attente de plusieurs mois, etc.
Avec une organisation centralisée et décentralisée, rapide et lente, ordonnée
et désordonnée à la fois, nos lieux de savoirs donnent souvent l’impression de
tout faire pour nous empêcher de travailler. Travailler pour de vrai, je ne
parle pas ici de ce microcosme puéril où s’ébattent joyeusement quelques
professeurs spécialisés en quelques matières occultes.
Avec mes études, littéraires de surcroît, ma
valeur sur le marché du travail approchait le zéro absolu. Du coup, la
perspective d’un stage, même de quelques mois, devenait pour moi le symbole
d’une ouverture salutaire. Enfin, j’allais sortir de ma léthargie étudiante
pour devenir quelqu’un.
Anticipant un peu le moment fatidique, j’avais
commencé, bien avant l’annonce officielle du stage, à chercher une bibliothèque
capable de m’accueillir. Et si possible de m’intéresser. Seulement, chaque coup
de téléphone prenait l’allure d’une fuite en avant kafkaïenne. On me faisait
languir de longues minutes, les responsables ne répondaient jamais et quand
j’obtenais enfin quelqu’un digne de confiance, le petit grade à l’épaulette, il
me renvoyait en plein visage un discours abscons de fonctionnaire.
Demande de convention, non. Une convention,
oui. Seulement pour avoir l’une il faut l’autre et l’ordre imposé n’est pas
celui accepté. Du coup, je tentais en piètre rhétoricien que j’étais de
convaincre mon interlocuteur, aussi borné que mal élevé la plupart du temps, du
non-fondé de son raisonnement.
Peine perdue, on ne discute pas avec un
fonctionnaire. Il exécute ou pire, il esquive. Après une bonne dizaine de
tentatives avortées, je tombai enfin sur une bonne âme. Compréhensive et logique,
deux traits de caractère globalement absents chez cette frange de travailleurs,
elle me proposait tout simplement un rendez-vous.
Oui, un simple rendez-vous. Avec une journée,
une heure. Le jour J, je découvris avec un plaisir non dissimulé la finesse de
ma future responsable. Femme mûre, les cheveux presque tous blanchis, encore
coquette malgré son âge, elle me décrivit mes futures tâches et avança même
quelques idées pour le mémoire sur lequel je devais plancher. La semaine
suivante, je revins la voir avec
les papiers nécessaires pour conclure au plus vite ce premier entretien.
***
Travailler en bibliothèque nécessite d’être en
contact, quelques heures chaque jour, avec le public. Le problème, c’est que là
où j’étais, le public n’était pas très porté sur la culture. En pleine zone
commerciale, dantesque, on trouvait plus de beaufs, de banlieusards et autres
touristes égarés que des férus de livres.
Du coup, je déchantai rapidement lorsque je
pris conscience de la qualité de nos fréquentations. Dès la première semaine,
j’eus à traiter un cas. Bien installé dans mon fauteuil molletonné, j’attendais
patiemment l’arrivé d’un curieux souhaitant s’inscrire. Faute de « clients »,
terme à bannir dans ce milieu, je surfais gentiment sur quelques sites
inutiles.
Du coin de l’œil, je vis s’avancer vers moi, la
mine renfrognée et le pas rapide, une jeune femme brune. Dans les trente ans, maghrébine.
A peine arrivée à mon niveau, elle saisit d’un geste vif et brutal l’écran de
mon ordinateur pour le tourner vers elle.
Sur le coup, ma conscience professionnelle vacilla.
J’hésitai entre l’hypocrisie du travail, mon beau sourire de faux-cul, et mon
instinct animal qui me poussait à remettre à sa place cette conne. Mon geste
fut forcément hybride. Arrêtant immédiatement son geste inconsidéré, ma main
droite vint bloquer l’écran tandis que mon visage affichait à grand renfort de
contractions une mine enjouée et bienveillante.
« Oui ? », je ne savais quoi
répondre de plus pour ne pas paraître trop rustre. Ses yeux affolés
traduisaient son manque de lucidité. On aurait dit une camée à mi-chemin entre
la féministe hyper impliquée et la gauchiste attardée. Ou un mélange des deux.
-
« Vous l’avez vu ? »
-
« De quoi ? »
-
« Ben si, vous pouvez le voir. Vous l’avez vu. »
-
« Vous avez un problème avec un ordinateur ? ».
Réponse formatée que l’on sort lorsqu’on ne comprend pas la question.
-
« Vous pouvez aller sur Internet ici, avec votre poste. »
-
« Heu…oui ». La question me semble atrocement
stupide, peut-être parce qu’elle l’est.
-
« On peut aller sur Internet d’ici. »
-
« …oui ». Je nage en plein dialogue absurde, à la
Ionesco. Je ne comprends absolument rien de ce que cherche à me dire ma foldingue.
Elle me parle d’ordinateur, d’Internet, de voir, pas voir. Où veut-elle en
venir ?
-
« On peut aller sur Internet alors. »
-
« Oui, enfin nous, les bibliothécaires. Pour les
usagers, vous avez les postes de recherche. Il y en a quatre », je
commence à esquisser un geste de la main, déblatérant comme un robot mon
discours de base tandis qu’elle me coupe à nouveau.
-
« Donc vous l’avez vu…mon compte lecteur ».
-
« Heu…non ». Je rigole, plus nerveusement qu’autre
chose, je viens de comprendre que ma foldingue l’est vraiment. Une authentique parano.
De toute façon, on ne peut pas consulter les comptes des lecteurs…enfin c’est
interdit, et puis, c’est impossible de toute manière.
-
« Comment vous le savez ? ». Le pire dans les
paranos c’est cette interrogation perpétuelle, un peu comme les gosses en bas
âge qui, dès leurs premières paroles, ne peuvent s’empêcher de vous dire «
Pourquoi ? » à la moindre chose vue.
-
« Ben…heu…c’est comme ça. Parce que ». Je souris
une fois encore, essayant de sortir de ma gorge serrée quelques sons amicaux.
-
« Et vous regardiez quoi là ? ».
-
« Comment ça ? ».
-
« Les sites, vous étiez sur Internet là, j’ai vu. Vous
regardiez mon compte. J’vous ai vu fermer les fenêtres quand je suis arrivé.
Vous cachez quelque chose. ».
-
« Oui », ça y est elle commence à m’interroger sur
des choses personnelles, je m’efforce de garder ce vernis indispensable lors de
tout service public mais je sens que ma carapace craquelle de partout. « Oui,
parce que c’est personnel, des mails, des choses comme ça. De toute façon, vous
n’avez rien à regarder ici, ni à toucher. Je m’occupe des inscriptions. C’est
tout ».
-
« … »
Ma dinguo
repartit furax vers la sortie. Vexée et anxieuse au possible, pensant que je
venais de violer son intimité. A moitié hilare, mais également en colère, j’en
parlai à mes collègues lors de la pause qui suivit mon service histoire de
partager ma mésaventure.
Un des employés, vieux garçon à la calvitie
naissante et adepte des pulls en laine façon grand-mère, me rassura. Mon cas
était une habituée des micro-scandales. Elle avait déjà accusé un type la
semaine dernière, un professeur d’université. Alors que notre besogneux à
lunettes planchait sur quelques textes de théoriciens du cinéma, sa voisine
paranoïaque l’avait accusé de la mater.
L’agrégé père
de famille, plan-plan, devenait un pervers hautement nocif. Une telle anecdote
me fit comprendre, plus que n’importe quel discours, toutes les limites du contrat
social.
***
Autre semaine, autre cas à traiter. Preuve s’il
en est que les grands centres commerciaux attirent les pires rebus de
l’humanité. Petites vacances en cadis, déambulations entre les néons, parlottes
insignifiantes au milieu du vacarme porté par des enceintes de qualité
médiocre. Tout ce beau monde vient chercher dans ces endroits artificiels quelques
menus plaisirs, pour pas trop cher. En particulier, les week-ends.
Mon cas était cette fois-ci plus violent, verbalement
mais aussi physiquement. Toujours tranquillement installé à la banque de prêt,
tuant le temps avec diverses astuces, j’entendis comme une agitation sur ma
droite. Un grand type, d’aspect clochard, noir, se dirigea, le pas pressé,
jusqu’à moi.
Tactique d’esquive numéro un, je me mis à
ranger tranquillement la pile de films qui se trouvait sur le chariot derrière
moi. Le geste appliqué, l’œil scrutateur, je m’efforçais de remettre dans
l’ordre alphabétique les fameuses côtes des DVDs rendus par les derniers
visiteurs. Secrètement, j’espérais que ce nouvel énervé abandonnerait toute
volonté de vengeance en me voyant ainsi dans ma bulle. Le cliché vivant du
bibliothécaire autiste.
-
« Hep ! », il siffle, « toi ! »
-
« … », je poursuis mon travail de fourmie sourde.
-
« Hé ! ». Il ressifle.
-
« Oui ? ». Je me tourne à moitié dans sa
direction.
-
« Remets le film. »
-
« Pardon ? ». Le tutoiement, le sifflement,
ce type vient de combiner en l’espace de deux secondes les pires méfaits à mes
yeux. Un vulgaire qui mériterait, au moins, un petit redressement civique dans
un camp de travail.
-
« On m’a coupé le film, tu l’remets s’te plait. »
-
« Si on l’a coupé, je ne peux rien faire, c’est que… »,
ma voix s’éteint doucement en voyant mon homme repartir en sens inverse tout en
invectivant quelqu’un que je ne voyais pas d’où j’étais.
J’étais
intrigué. Trop curieux, je reposai les films que j’avais dans les mains pour suivre
mon énergumène. On n’entendait pas grand-chose mais déjà les regards se focalisaient
vers l’espace se trouvant pile dans mon angle mort.
La conservatrice de la bibliothèque,
grisonnante, un peu coincée, bourgeoise, coupe à la garçonne, débarqua enfin
dans mon champ de vision. Le dos courbée, de l’air de celle qui n’écoute pas,
elle griffonnait je ne sais quoi sur un bout de papier. Mon clodo la talonnait.
Il lui lança la même question : le film, coupé,
le remettre. Son discours était syncopé, fruit de son énervement et d’un suivi
hasardeux à l’école. Chaque mot était comme mangé par sa grande bouche entourée
d’une barbe épaisse et sale. La conservatrice tenait tête en continuant à le
feinter.
Et puis
d’un coup, comme une claque après une discussion un peu intense, notre second
cas se mit en transe. Il gueula, rameutant cette fois-ci tous les regards en
direction de la banque de prêt. C’était de l’injustice, on n’avait pas le droit
de lui couper le film, il voulait le voir.
Après
l’esclandre en public, théâtre mesquin des médiocres, le voilà qui insultait
désormais notre brave responsable, les lunettes bien fixées sur le nez, le
visage un poil trop proche de l’énervé. C’était une conne, une salope. Après un
festival de délicatesses, notre clodo, qui n’en était peut-être pas un d’ailleurs
mais le préjugé est malheureusement tenace chez moi, la menaça d’une future
expédition punitive. Il note, il reviendra.
Pour finir en beauté, on ne peut pas clore une telle
performance ainsi, notre homme se mit à casser les moindres objets qui vinrent
rencontrer ses mains aux veines seyantes. Le présentoir avec les horaires, par
terre ; le cavalier avec le plan de la bibliothèque, vol plané de quelques
mètres avant un atterrissage raté en tous points. Tel le diable de Tasmanie,
brutal et un peu crétin, notre homme réduisit en miette le mobilier petit
budget de l’établissement.
Après avoir joué les discrets, comme toujours,
le type chargé de la sécurité, une espèce de petit gros, évangéliste jusqu’au
nombril, vint à la rencontre du problème sur pattes. Avec ses bras courts et
ses doigts boudinés, il tenta de calmer la tornade en la guidant discrètement
vers la sortie. Notre clochard se calma un peu.
Il arrêta de menacer d’un doigt rageur la
conservatrice, de casser les présentoirs, pour insulter copieusement notre
petit gros avant de partir définitivement. Après quelques minutes encore
agitées, l’établissement retrouva son calme relatif. Ce nouveau cas provoqua
quelques discussions entre les collègues, sans jamais déboucher sur rien de
précis si ce n’est le simple partage de faits divers. On m’expliqua que le
sujet de la discorde portait sur ces fameux films qu’on permettait de voir sur
place.
Affalé sur un des ordinateurs prévus à cet
effet, notre vrai-faux clodo s’était littéralement endormi devant son film.
Après avoir attendu près d’une heure, la conservatrice avait finalement pris la
décision de couper la projection privée. D’une part parce que le type squattait
une place et d’autre part parce qu’il n’en était pas à son coup d’essai.
A la pause, de retour à mon bureau, à l’étage,
je vis la responsable dans le sien, rédigeant avec application une lettre.
J’appris plus tard qu’elle avait alerté la mairie de la dangerosité du
personnage afin de lui interdire la fréquentation de la bibliothèque, voire des
autres établissements du réseau. Au terme de mon stage, et au détour d’une
conversation anodine, on m’annonça en rigolant que malgré l’ancienneté de la
plainte la lettre n’avait eu à ce jour aucune réponse.
Bizarrement, j’eus du mal à rire devant ce
mépris souverain des élus pour nos petits tracas du quotidien. Plus exactement,
l’absence d’actions concrètes pour neutraliser les quelques parasites qui
pouvaient pourrir l’ambiance d’un établissement en quelques coups d’éclat
seulement. On ne s’occupe pas du « petit personnel », le plus
important c’est l’électeur. Une leçon que j’allais revivre de nombreuses fois
par la suite.
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